Cela aurait du être un lundi matin comme tous les autres dans l'emploi du temps bien ordonné de Juste. A sept heure bien précise, il quitte la couette pour la salle de bain où il reste 23 minutes. Pas une de plus, pas une de moins. Direction ensuite la cuisine pour préparer le petit déjeuner de madame l'officier de police qui émerge vaguement des bras de Morphée à défaut des siens. Si elle n'y arrive pas, elle a un chien de vingt kilo qui prend très, très à cœur sa fonction de réveil matin, option truffe humide et queue qui remue. Pas de chats. Les chats sont occupés par leur gamelle de pâtée nouvellement pleine. C'est qu'ils ont des gamelles de croquettes à volonté disséminées en hauteur pour éviter que Lolita s'en fasse un gueuleton. Bon, elle sert quand même d'aspirateur canin quand certaines croquettes s'échappent des gamelles. Il est maintenant huit heure et il faut que Madame rejoigne son poste pour relever, entre autres, ses collègues. Toujours la même chose, on vous dit. D'ailleurs, il y a un coup sur deux la même discussion. Non, Juste, le col de mon uniforme n'est pas mal repassé. Non, tu n'y toucheras pas, je vais être en retard. JUSTE ! LÂCHE CE FER A REPASSER IMMÉDIATEMENT ! Bon. Une fois sur deux de la fois sur d'eux, elle n'y échappe pas. Si vous savez calculer ça fait 2² , donc une fois sur 4. Et elle est effectivement en retard ces jours là.  Et lui aussi parce qu'elle se venge. Il vaut mieux que ses collègues n'en sachent rien. Mais au moins, elle a un col bien repassé, prêt à être passé en revue si une huile se perdait à Saint Lio. Certes, c'est pas tout les jours mais cela doit bien arriver de temps en temps ? Des gradés en recherche de calme et d'affaires plan-plans. Bon, d'accord, depuis que le gamin (dont il a encore oublié le nom, Garance va le tuer) est porté disparu, c'est moins plan-plan. Mais ça empêche pas les voisins de se quereller pour des histoires de clôtures, les moutons de s'échapper et les touristes d'oublier leur priorité à droite.

Tout cela nous emmène à 8h25 et l'heure de la réunion hebdomadaire Teams de l'UFR de Mathématiques de la Facultés de Sainte Marguerite que  Juste écoute vaguement en grattouillant le bide de Bouillotte et de Galadriel quand elle le veut bien. A votre avis, pourquoi c'est toujours lui qui se retrouve à appeler des collègues à l'autre bout du monde à des horaires improbables. Non le directeur, il a compris au bout de deux ans, qu'il suffisait demander à Juste s'il écoutait et s'il était d'accord pour s'en charger. Et comme il écoute pas et qu'il répond "Oui" au deux questions. Après... Après , il est en général 9h35. C'est l'heure à laquelle Juste verrouille son ordinateur , laisse la maison sous bonne garde des chats et prend Lolita avec lui. Il attrape les sacs-cabacs fait-main par mamie Lévesque avec des tissus aux motifs improbables pour les fourrer avec son portefeuille et ses clés dans les différentes poches de son vieux blouson de ville en cuir brun et s'allume une clope parce que c'est justement l'heure de refaire le plein , de clopes. De faire les courses pour ce midi pour lui, ce soir pour eux et la boite repas de madame du lendemain aussi. Pas d'idées préconçues, il fait ses courses en fonction des arrivages de l'épicier, du primeur, du boucher et/ou du poissonnier. En plus, en janvier, le choix de fruit et de légume est assez réduit et, même s'il déborde d'idée niveau recette, s'il sert du choux à tous les repas, Garance va râler.

Direction Chez Fredo donc, devant la porte duquel Lolita se couche pour attendre. Fredo qui à force de le voir débarquer le lundi à la même heure depuis deux ans , prépare d'avance ses trois paquets de Gold coast blanc et or , son café et son pain au chocolat (très important parce que la réunion , ça creuse.)  Sauf qu'aujourd'hui, enfers, y'a bien le café et le pain au chocolat sur le zinc. Par contre, paquet de cigarettes il n'y a pas. Enfer. Damnation. Juste cherche du regard le proprio , le fixe , fixe le comptoir, le fixe ...

Et ça peut durer loooooongtemps.

La tragédie continue. Toujours pas de paquet sur le comptoir. Il faut qu'il se fasse une raison. Aujourd'hui , il ne pourra pas se réapprovisionner pour une raison quelconque, ce qui signifie qu'il va devoir taper dans sa réserve de secours, à condition que Garance n'ait pas mis la main dessus dans un instant de "fumer c'est mauvais pour la santé, tu vas en mourir, je veux pas que tu meurs" comme ça lui prend parfois. Et s'il n'en avait pas non plus la semaine prochaine, et celle d'après, cela voudrait dire que lui, Juste Lévesque, serait condamné pour la première fois depuis vingt ans, de changer de marque de cigarette. Réfléchis, Juste, il y a forcément une raison qui explique l'absence de ses paquets. Quitte à faire un peu de paranoïa comme sa chère et tendre , autant réaliser correctement l'exercice...

Attends. Le type a dit bonjour. Il est censé répondre. Mamie Lévesque serait furieuse. Oui, il a beau avoir trente sept ans révolus, il a TOUJOURS peur de grand mère. Sauf que ça mouline tellement dans sa tête qu'il n'y a rien qui sort quand il ouvre la bouche. Pas plus de résultat quand il lui demande si lui et la chienne vont bien alors que cela fait deux putains d'années qu'il répond toujours exactement, au mot près, la même chose. "Tout le monde va bien" . Sauf que là, il y a un gros, un énorme grain de sable dans l'engrenage et ça grippe absolument tout. Cassé, le Juste. Sauf quand il pose LA question fatidique. Juste fronce les sourcils. Il était censé expliquer le plus logiquement possible. C'est à ces moments comme celui ci qu'il regrette que la légende urbaine qui dit que tous les matheux sont des Sherlock Holmes en devenir est fausse. Au moins, ça aurait plus de gueule que son état actuel de poisson hors de l'eau. Jusqu'à ce qu'un éclair de réflexion lui traverse l'esprit .

"... Elle est venue, c'est ça ?"

Elle. Garance. Elle s'est probablement pointé et a menacé le type de fermeture administrative s'il continuait de lui vendre des clopes. Elle en serait parfaitement capable, pour les deux du fond qui se marre, d'abord ! Pourtant, elle était pas fâchée ce matin , en partant. Enfin sauf avec l'histoire du fer à repasser . C'est pour ça ?

"Qu'est ce que je dois faire ?"

Parce qu'en plus il comprend pas ! Mais c'est quoi ce proprio de PMU en carton ? Ou alors il fait semblant. Ou Garance a collé une caméra et il ne l'a pas vu pour surveiller tout et vérifier que clope il n'y aura pas. Quoi qu'il en soit, il ne va pas y couper, il va falloir qu'il explique l'anomalie avec des mots simples. Pour pas trop parler, d'abord, genre, faudrait mettre des mots inutiles, digresser. Y'a que Garance qui y a le droit, à ses digressions. Et sa grand mère. Et Tania. Les autres peuvent aller se brosser. Sauf que là , il a pas trop trop le choix. C'est qu'il peut pas lui envoyer un mail, au tenancier, contrairement à la moitié de l'administration de l'université (l'autre , c'est par voie postale) (non, c'est pas une blague.) Juste reprend un peu de sa contenance, se redresse un peu . Inspire. Expire. Recrache un flot de mot . Non parce que les phrases c'est surfait.

"Officier Janvier. Police. Femme. Brune, carré court. A probablement débarqué chez vous en vous menaçant d'un quelconque contrôle si vous continuiez à me vendre mes paquets. D'où l'absence. Elle en serait capable. Elle aimerait que j’arrête. Elle est un peu extrême. Mais sinon, ça serait pas elle. A cause d'elle, Lolita a pas compris son taff de chien de garde. Ou un peu trop. Point de vu."

Un silence

"Ça, c'est parce que j'ai gagné avec le fer à repasser ce matin. Pour le col. A tout les coups c'est ça."

Nouveau silence

"Je fais quoi pour mes Golds coast du coup ?"