Garance est très bien avec son mec. Elle n'a pas prévu de le lâcher. Jamais.

Oui mais voilà : Garance a fait un pari avec les collègues. Et Garance a perdu. Par conséquent, Garance doit pointer au speed-dating, et y poser ses fesses deux heures entières.

Garance est rentrée à la maison bien embêtée et a aussitôt tout expliqué au mec susmentionné. Le pari perdu et le gage. Elle était certaine de gagner, pourtant, hein, mais les autres ils ont triché, c'est pas possible autrement, et c'est un complot. Le mec susmentionné ne lui a même pas fait la leçon. Il n'a pas vraiment réagi, en fait. Il a juste dit qu'il ne fallait pas qu'elle s'attende à dormir en rentrant.

Garance a parfois assez d'espace mental disponible pour deviner, confusément, qu'il doit se passer quelque chose dans le gros cerveau de son crétin d'amour. Quelque chose d'un peu plus grave qu'il veut bien le laisser paraître. Peut-être qu'il se rappelle quand ils se tournaient autour à Paris, qu'ils allaient régulièrement voir ailleurs, qu'elle espérait qu'il finirait par être un peu jaloux et réaliser que celui qu'elle voulait, c'était lui et pas les autres. Peut-être qu'elle a merdé, et pas qu'un peu.

Alors elle lui a fait un gros poutou sur la joue, et plein de promesses. Rentrer avant 20h30. Ne ramener personne à la maison. Et surtout, arrêter les paris débiles avec les collègues. Enfin pour ce dernier point, c'est pas la première fois qu'elle se fait avoir, donc il sait quoi en penser.

Et donc ce soir, il est 18h pétantes, et Garance Janvier, ex-Parisienne installée dans le coin depuis deux ans, propriétaire de la Lolita qui gueule à tous les papillons qui passent avec sa grosse voix de chienne de chasse, de trois chats dont le caïd du quartier, et accessoirement casée avec Juste Lévesque, le type bizarre qui dit jamais rien et que d'aucuns soupçonnent parfois d'être un dealer vu qu'on ne lui connaît aucun emploi (normal, il télétravaille quatre jours sur cinq et le reste du temps il cause pas, ce crétin)... Garance Janvier, donc, est attablée avec un sourire distrait et les yeux vaguement fixés sur son téléphone.

Elle s'est changée au boulot, peu désireuse de davantage accabler son homme. Fait rare, sa tenue arbore donc quelques faux plis. C'est dommage, le chemisier corail lui va bien, les bijoux fantaisie à son cou et à ses oreilles lui donnent l'air moins sérieux que d'habitude. On la voit souvent somme toute, mais rarement sans uniforme, Garance, parce qu'elle est rarement dehors pour autre chose que le boulot.

Elle ne sait même pas qui va atterrir devant elle pour entamer la soirée. Elle a dit aux organisateurs que "homme, femme ou mérou, je m'en fiche, idem pour l'âge, ce soir je speede-date des potes". Est-ce que les organisateurs ont transmis aux gens, par contre, ou est-ce que le prochain fessier à se poser face à elle va croire qu'elle veut tromper son mec, l'embarquer dans un ménage à trois, ou elle ne sait trop quelle drôle d'idée...

Est-ce qu'un fessier va seulement se poser face à elle, d'ailleurs ?

Ed avait beau être le genre de personne à toujours s'impliquer dans la vie au village, il fallait avouer que l'idée de participer à un speed dating l'enchantait peu. Oh non, il ne trouvait pas ça ridicule, seulement, ce n'était pas vraiment pour lui tout ça. Ça faisait bien des années qu'il n'avait plus rencontré personne, et ça lui allait très bien comme ça, sa vie, ainsi, le comblait. De toutes façons, depuis Siobhan, y'avait jamais vraiment eu de place pour tout ça. L'avait bien eu quelques relations, toutes soldées par des échecs, finalement, il s'était rendu compte que ça n'le rendait pas plus heureux que ça.

Mais alors, pourquoi s'était-il retrouvé dans cette situation me direz-vous ? Il a fallu, que comme un énorme hasard, l'un des gérants du café était un très vieil ami d'Ed, et qu'ils ne s'étaient plus revus depuis des lustres. Surprise générale, joie de se retrouver, fallait dire, ce pote l'avait vraiment manqué, mine de rien, et ce pote, surtout, l'avait supplié pour qu'il vienne à la première soirée de speed dating du Candy Love, car il avait peur que l'évènement ne soit pas un grand succès, alors, il tâchait de faire venir un maximum de personne, au moins pour la première soirée, comme ça, les autres attiseraient davantage la curiosité.

Et Ed, il ne voulait pas y aller, non, mais Ed était trop gentil, et il avait accepté malgré tout, alors, c'était sans grande conviction qu'il s'était rendu au Candy Love. Tout cela était totalement stupide, se disait-il, mais ça passerait vite, ça l'occuperait.

L'arrivait un petit peu plus tard que l'heure du lancement, alors, on ne prit pas vraiment la peine de lui poser tout un tas de questions, en un instant, il était assis sur une chaise, face à quelqu'un, une jeune femme, et il se sentait tout de suite un peu mal à l'aise.

- Ah.
- Hum.
- Hey !

C'était ridicule, l'avait l'air bien bête sur sa chaise, devant cette dame qui lui disait quelque chose, faut dire, tout l'monde se connaissait, à Saint Lio, alors il l'avait déjà forcément croisé, mais ils n'avaient pas du échanger beaucoup, il s'en serait rappelé sinon (probablement que non).

- Boooon... Il laissa échapper un rire nerveux.
- Juste pour info. Merde c'est vraiment gênant.
- Sans vouloir t’offenser. Je. cherche pas vraiment l'amour hein.
- J'espère que toi non plus.
-
-
- Ils m'ont pas fait remplir leur formulaire ou je sais pas quoi.

Pourvu que la soirée ne s'éternise pas.

Ah ben oui, finalement y a quelqu’un qui approche. Elle lève vaguement les yeux. Elle le connaît, il faut juste le temps de remettre un nom dessus. Ed. Bah merde alors. Quinze ou vingt ou elle sait même plus combien d’années qu’il est célibataire avec sa gamine là, qu’est-ce qu’il fout là ? Putain me dites pas que les orgas ont bouffé la consigne.

En même temps, non, il a l’air aussi content qu’elle d’être là. C’est à la fois rassurant et… vexant, tiens. Juste un peu, le temps de se souvenir que c’est aussi bien qu’il ait pas l’air d’être là pour draguer, ça veut dire que les organisateurs ont tenu compte de ses desiderata. Pas la peine de faire la tronche et de manquer du minimum syndical de politesse, donc.

- ‘lut.

Bon, pour l’entrain, on repassera. Salut ou pas, il a l’air tout gêné en face. En fait, il a à peine l’air de comprendre ce qu’il fait là. Elle pose son téléphone en attendant qu’il trouve quelque chose à répondre. C’est long à venir. Ca bafouille beaucoup. Elle attend, patiemment (non, mais le boulot lui a appris à faire raisonnablement semblant d’avoir tout le temps du monde devant elle), avec un hochement de tête encourageant, que quelque chose de compréhensible finisse par sortir de la bouche du monsieur. Elle rit derrière sa main, dans l’espoir confus de détendre l’atmosphère.

- Oh, c’est que ça ? Je commençais à croire que j’avais un truc gênant écrit sur la figure ou quelque chose comme ça !

Sahar en aurait bien été capable, en plus de tricher pour gagner ses paris – elle n’en démordra pas. Par chance, Garance a passé assez de temps devant le miroir (au moins dix secondes entières) pour être certaine de ne rien avoir d’autre que des cernes sur le visage.

- T’en fais pas, moi non plus, je suis très bien avec Juste. J’ai prévenu les orgas, du coup si t’es là c’est qu’ils se sont pas plantés.

Même si, comme elle l’apprend très vite, ils ne lui ont pas fait remplir le formulaire. Et ça, Garance, ça l’agace, ça lui fait claquer la langue.

- C’est pas sérieux ça. Comment ça se fait ? J’suis sûre qu’il y a une mention dans le règlement comme quoi il faut absolument remplir les paperasses.

Elle est à deux doigts de demander à le (re)lire, le règlement du speed-dating. Et puis elle se souvient que le boulot est fini, qu’il n’y a pas mort d’homme, ni risque de quoi que ce soit pour autant qu’elle puisse en juger, et qu’elle peut donc ranger ses pulsions paperassières. N’empêche que pendant quelques secondes, elle a repris sa tête de fliquette ascendant reine de la paperasse, sourcils froncés, regard acéré, lèvres pincées et tout.

- Enfin bref. Tu veux boire un truc ? Tant qu’à être là.

Quoi, comment ça, le principe d’un speed-dating, même (surtout) quand on speed-date des potes, c’est quand même un peu de discuter ? Oui, certes, mais elle aimerait bien qu’il se décoince un peu, le monsieur, avant de lui faire un malaise. Un truc à boire, c’est une accroche pas pire qu’une autre. Elle, peu désireuse d’envoyer l’ombre d’un mauvais signal à qui que ce soit, optera pour un truc sans alcool et sans machins aphrodisiaques dedans.

Un café, donc.