« Tu sais qu’aujourd’hui c’est le Blue Monday ? »

Stan, accoudé au comptoir de la cafétéria de la librairie, releva les yeux de son téléphone, coupant la communication avec l’un de ses cousins sur whatsapp à base de memes et de gifs.

« C’est quoi ?  demanda-t-il, un sourcil haussé en signe de curiosité.

— C’est le troisième lundi du mois de janvier, expliqua Marina, en train d’agrémenter le comptoir d’un bouquet de fleurs qu’elle composait dans un gros vase en poterie. Il paraît que c’est le jour le plus déprimant de l’année.

— C’est quoi « déprimant » ?

— Mh, triste ?

— Oooh. Déprimant tu dis ?

— Mh. »

Stan inscrivit le nouveau mot dans l’application bloc notes de son téléphone, découvrit qu’il y figurait déjà depuis le 14 février 2023.
Ah, oui, le jour de sa rupture avec Amélie.
Bon.

La porte de La Chimère s’ouvrit, laissant entrer une jeune femme blonde qu’il n’avait jamais vue depuis qu’il travaillait ici. Stanley se redressa, un doux sourire aux lèvres et le téléphone disparaissant dans la poche arrière de son pantalon.

« Bonjour, bienvenue ! » claironna Marina de sa meilleure voix commerciale.

« Bonjour, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » demanda Stanley de son petit accent haché mais solaire.

Les bras chargés d'une boîte rose et blanche, dont s'échappaient des effluves outrageusement sucrées, c'est avec les reins qu'Eden poussa la porte de La Chimère. Elle pivota ensuite sur elle-même dans un petit mouvement de hanches savamment maîtrisé, et adressa un sourire aux deux personnes présentes à l'intérieur de la boutique. La jeune-femme songea qu'elle aurait mieux fait de repasser, plus tard, par la boulangerie, pour éviter que les pâtisseries rapportées ne l'encombrent ou prennent un coup de chaud durant ses -brèves- emplettes. Sa capacité de résistance face aux invendus de la journée était cependant nulle, et elle avait craint de ne plus trouver l'énergie de repasser par la boulangerie après son tour sur l'avenue principale.

« Bonjour ! » Lança-t-elle, sans encore répondre à la question qu'on lui posait. Eden jeta d'abord un coup d'oeil alentour pour embrasser la boutique du regard, et ajouter sur un ton appréciateur. « Oh c'est très mignon ici, je n'étais jamais venue ! » Son museau se fronça tandis qu'elle relevait la paume de sa main pour redresser la boîte de pâtisseries. « J'aurais voulu acheter un bouquet de fleurs. »

« Oh merci beaucoup, c’est très gentil. »

Stan, même après trois ans en France, n’avait jamais perdu l’habitude de s’incliner en face de quelqu’un en signe de respect pour le remercier – il s’était cependant fait à l’idée que dans l’Hexagone il était très impoli de demander son âge à quelqu’un au bout de deux phrases, surtout à une femme. Mais en même temps, les français n’utilisaient pas les honorifiques...et ils avaient tort, selon Stan.

« Bien sûr, je suis à vous, suivez-moi. »

Stanley quitta le comptoir après avoir glissé son téléphone dans la poche arrière d’un jean brut bleu qui flattait ses longues jambes, laissant Marina à son bouquet de fleurs.
Il l’entraîna dans une petite serre qui avait été montée dans un coin du local et dans laquelle des gerbes de fleurs fraîches s’entassaient jusqu’au plafond. Ils n’avaient bien sûr pas autant de variétés que le vrai fleuriste du coin dont c’était le métier, mais l’atmosphère tendre et sucrée de la Chimère poussait au romantisme et donc à l’achat, cela faisait partie du voyage.

« C’est à quelle occasion ? » demanda Stan. « Nous avons reçu des perce-neige et des » son accent coréen buta sur le second «  élliets ? Oeillets, pardon. Elles sont résistantes au froid et elles mettent un peu de gaieté dans les bouquets. »

Dans de trop nombreux endroits, les gens étaient toujours très enclins à le signaler dès lors que quelque chose ne leur convenait pas. En revanche, Eden avait rapidement remarqué que les remarques positives, les compliments sincèrement désintéressés, étaient bien plus rares. Naturellement peu pudique, elle s'était souvent confrontée à des regards interloqués lorsqu'il lui était arrivé de complimenter la coupe de cheveux d'une parfaite inconnue, ou les chaussures du boucher du coin. Les gens n'y étaient simplement pas habitués. Les manières de la blonde n'en changeaient pas pour autant : elle avait pour habitude de dire tout ce qui lui passait par la tête, ou presque, surtout lorsque c'était positif. Elle gratifia donc le jeune-homme d'un sourire sincère avant qu'il ne l'invite à le suivre.

Eden plissa légèrement le museau, le regard balayant la serre dont les effluves fleuries lui parvenaient déjà. « Mh... Est-ce que c'est étrange si je vous dis que ce n'est pas pour une occasion...? C'est juste... Enfin c'est pour chez moi. » La jeune-femme ponctua sa phrase d'un petit haussement d'épaules quelque peu embarrassé. Elle avait toujours aimé les fleurs, et elle s'évertuait à entasser chez elle autant de plantes vertes que de bouquets, qu'elle changeait donc assez régulièrement. « Les perce-neige c'est vraiment très joli... » Elle releva le nez vers lui. « Et si vous laissais faire la composition qui vous plaît ? »

« Etrange ? Non pas du tout. » répondit Stan. « Beaucoup de personnes aiment fleurir leur intérieur. Enfin beaucoup aussi n’aiment pas spécialement parce que quel intérêt d’acheter des choses qu’on regarde mourir en une semaine mais... »

Il éclata d’un rire grave et feutré.

« Pardon c’est pas très commercial ce que je viens de dire. Mais oui, je peux vous faire ça. C’est de...mh, comment on dit déjà. C’est de quelle couleur, chez vous ? »

Il avait en face de lui une jeune femme qui, s’il en croyait son style vestimenaire agencé avec goût, appréciait décorer son environnement de choses qui allaient ensemble, et puisque c’était une fille, ça devait être joli et délicat, c’était évident – Stan ne se déferait jamais totalement du sexisme bien ancré de la Corée du Sud, on le lui pardonnera parce qu’il est poli et qu’il a un joli sourire.

« Vous habitez ici depuis longtemps ? » demanda Stanley en prélevant trois perce-neige de belle taille qu’il rassembla dans sa main.

Les lippes rosées d'Eden laissèrent fuser un rire clair alors qu'elle secouait la tête. « Non, sans doute pas très commercial mais c'est très vrai malgré tout ! Je crois qu'en fait c'est pour ça que j'aime bien les fleurs... Enfin pas parce qu'elles meurent, mais... Déjà je n'ai pas la main verte, alors les plantes chez moi ne durent pas longtemps. Avec un bouquet, je culpabilise moins, je me dis qu'il n'était pas destiné à durer. Et en plus, ça me permet d'en changer souvent ! » Ce qui, bien entendu, finissait par coûter une ruine parce que les prix des bouquets pouvaient rapidement devenir excessifs. Mais c'était désormais un rituel bien ancré chez elle, et lorsque les fins de mois étaient vraiment trop rudes, elle allait simplement les cueillir dans la nature. Bien-sûr, le résultat était alors moins harmonieux. « Celles-ci sont pour ma chambre, c'est plutôt vert, dans ma chambre... » Et c'était de cette couleur qu'elle avait peint le mur contre lequel était appuyé son lit.

Tout en l'observant d'un regard curieux, la blonde secoua la tête. « Pas très. Je suis arrivée juste avant l'été. Et vous ? » L'accent et les hésitations restaient suffisamment perceptibles dans sa voix pour qu'elle ne le soupçonne pas d'être né ici.

« C’est bien dit. » confirma Stanley avec une douceur qui contrastait avec le geste qu’il exécutait, sécateur en main, sur le bout des tiges des fleurs pour les rendre plus jolies, plus fraîches aussi. « Je vais garder cet argument pour la prochaine fois, je vous remercie. »

Il reposa le pot des perce-neige à sa place avec soin et entreprit de découper quelques boutons de rose après avoir passé un gant. Il coupa les épines, distrait par la confidence d’Eden.

« C’est rare de peindre une chambre en vert, tiens. La dernière peinture verte que j’ai vu dans une chambre c’était une amie illustratrice qui avait reçu une commande pour dessiner un dinosaure dans une chambre d’enfant. »

Il reposa les roses.

« Loin de moi l’idée de vous traiter d’enfant, bien sûr. » se rattrapa-t-il, les joues soudain rosies, avant de s’emparer d’un pot d’alstroemérias, symbole de bonheur et de félicité. C’était bien pour une chambre, ça, non. « Comme ceci, ou vous voulez plus gros ? »

Il lui présenta le bouquet, composé de fleurs blanches et de feuilles bien vertes qui iraient très bien avec la peinture de sa chambre.

« C’est drôle, je vous ai fait un bouquet de mariée. » rit-il.

De sa main libre, il attrapa un morceau de raphia pour en dérouler la bobine accrochée au mur.